PAOLINO LA JUSTE CAUSE ET UNE BONNE RAISON
Un act avec musiques

Texte et musique d’ Alberto Bruni Tedeschi

Personnages et interprêtes:
Paolino - cultivateur de fleurs (et gros buveur)
La juste cause
Une bonne raison

Commentaire sur ‘Paolino’

Paolino n’ est pas un personnage, et je n’ ai pas voulu qu’ il en soit un.
Il est une abstraction, une façon de penser, de voir les choses d’ une certaine façon: son langage est celui de nous tous, dénote, si on le veut, une certaine finesse et une culture évidente, chose plutôt étrange chez un cultivateur de fleurs qui plus est gros buveur.
Mais, le primitisme de l’ homme, appliqué au langage, l’ aurait dénaturé, le transformant en un personnage réel et donc le contraire de ce que j’ ai voulu représenter.
Donc, Paolino parle de lui et des autres, refuse la ‘société de consommation’, en d’ autres termes le monde actuel, tel que nous l’ entendons nous tous et lui-même; la conquête de la lune et le progrès ne l’ intéressent pas. Il est mélancolique parce que la mélancolie est liée à sa nature, il se sent seul et sent cette mélancolie monter en lui-même sans avoir la force de lutter, au contraire, isolé et obstiné, il veut couper les ponts avec tous ses semblables.
En définitive c’ est un misanthrope. Il croit n’ être né ni avoir vécu comme les autres et a à ce sujet une doctrine rosse et panthéiste. Il a compris une chose cependant: plus il restera seul, plus sa drogue le possédera (et les fleurs autant que le vin sont sa drogue), plus il sentira la nécessité d’ abandonner les hommes et de se rapprocher des animaux, il désirera devenir un animal au milieu d’ eux, vivre leur vie. Il veut revenir en quelque sorte, naïvement, aux origines du monde: être ‘le seul homme vivant sur notre terre’ pour pouvoir vivre librement avec ses chats et ses moutons, chat parmi les chats, mouton au milieu des moutons et pouvoir suivre leur sort et comprendre leur langue. Cette tendance peut se rattacher, si
l’ on veut, à certains modes de penser ‘hippies’, et à certaines doctrines contemplatives indiennes.
Il y a deux autres personnages dans l’œuvre: la juste cause et une bonne raison: ils accompagnent Paolino dans la dernière nuit de sa vie, mais en vérité, la juste cause l’ a toujours accompagné et a partagé ses longues journées solitaires. Une bonne raison, apparaîtra seulement la dernière nuit, puisque elles représentent ses deux Parques: la juste cause a filé la toile de la vie de Paolino jusqu’à la fin de la quenouille, une bonne raison arrivera uniquement pour couper le fil.
J’ai connu Paolino, ou plutôt je le connais, parce qu’ il vie et travaille encore (son métier est réellement cultivateur de fleurs). Je crois que sa mère aussi vit encore. Il a toujours bu immodérément, Paolino, mais je crois que maintenant les médecins ont réévalué son vice, et cela l’ a rendu encore plus triste et taciturne.
Quelques fois je vais le voir, le soir, je lui demande quelque chose, quelque information sur les fleurs qu’ il cultive: il me répond à peine: touche son béret (qu’ il porte de biais) avec deux doigts, en signe de respect et pour me saluer, et me regarde, comme égaré, de ses yeux en amande enfoncés dans son visage ridé. Il est comme perdu dans ses rêves. A quoi pense-t-il? Comment vit-il? Je me le suis toujours demandé sans jamais réussir à le comprendre, ou mieux je comprends que son silence obstiné, sa tristesse cachent une certaine façon d’ interprêter la vie, sa vie, d’ une manière complètement différente de comme nous l’ entendons.
Paolino est né ainsi: j’ ai rêvé à lui: il a accompagné mes longs vols d’ un voyage massacrant, a consolé me nuits, quelquefois blanches à cause des changements fréquents de fuseau oraire.
Paolino est né pour être une œuvre musicale et d’ ailleurs je suis surtout musicien, mais sûrement cette musique ne sera jamais écrite.
Le texte m’ a tellement possédé que certainement qu’ il me sera difficile désormais de le redimensionner pour l’ adapter à une véritable œuvre musicale. C’ est pour cela qu’ il est fort probable qu’ il reste comme il est. Il représente un “petit rêve de mi-été”: la musique qui naissait en moi, alors que j’ écrivais le texte, s’ en ira comme elle était venue.
Et de Paolino il ne restera que le souvenir.
(Août 1975 - voyage de retour)

La scène
Intérieur gris: une table de bois raboteux, assez large et robuste au centre: trois chaises autour de la table: une au milieu et deux sur les côtés: sur la table sont posés, à droite pour celui qui regarde un vase de fleurs et à gauche une grosse bouteille de vin et un verre.
Une grande vitre dans l’ombre en fond de scène.
La scène est sombre: seule une lumière faible éclaire la table où Paolino est assis sur la chaise centrale, pensif et taciturne.
Il est vêtu d’ une salopette d’ ouvrier décousue et décolorée, béret de biais et relevé sur le front.
L’ homme est âgé, mais semble plus vieux que son âge, usé par la fatigue quotidienne, le soleil qui lui a ridé le visage trop tôt, les mains tremblantes d’ avoir trop bu, mais surtout d’ un aspect si résigné et fatigué que cela se reflête dans ses gestes, désormais habituels et vagues, d’ une méthode si pointilleusement exacte, presque d’ automate, qu’ il exprime tout son mode d’ être, de penser, de méditer, de façon à donner au public l’ impression d’ une solitude affligée et sans espoir.
Paolino, en d’ autres termes, est un homme seul au milieu d’ une multitude de semblables qu’ il ne voit pas, ne connaît pas (ni ne le désire!), et dans un monde dont il lui est indifférent qu’ il s’ agite, reste calme, vive en paix ou en guerre: concquière la lune et le bien-être par le progrès ou toute autre chose qui puisse lui servir. Il est fondamentalement misanthrope. Au fond, ce que lui importe est uniquement cultiver ses fleurs et, avec le bénéfice des ventes, boire.
Son cycle se termine sans autres grand intérêts, mais il reste un homme, un être raisonnable, en d’ autres termes, son mode de voir les choses (qu’ elles l’ intéressent ou non), ses réactions devant les faits qui se produisent autour de lui, ses façon de les interpréter créent des sensations déterminantes (certes non eccessives!) qui donnent à son aspect certains frissons glaciaux, tout de suite refoulés par le verre, la vue de ses fleurs, par une résignation sans salut avec laquelle il examine les évènement extérieurs.
Nous entendons donc Paolino parler avec lui-même: il est représenté par une juste cause pour parler et par une bonne raison pour boire et pour mourir (mais Paolino a-t-il vraiment vécu?).

Lever du rideau
L’ homme, alternativement et avec minutie, arrose et boit.
La juste cause entre: c’ est une femme, plus qu’ âgée, san âge. Presque inexpressive, elle est vêtue d’ une longue tunique grise, du même gris que les ‘cloisons’ de la scène.
Elle a une certaine douceur sur son visage résigné et désolé.
Son entrée en scène est silencieuse: elle caresse doucement la tête de Paolino qui la regarde à la dérobée, presque sans s’ apercevoir de sa présence, et ensuite retombe dans sa tristesse.

La juste cause Eh bien! Paolino

Paolino Qui est là? Que tu veux?

La juste cause C’est moi, ta juste cause

Paolino Ah! encore toi ... désormais, je n’ ai plus rien à te dire. Je n’ ai plus besoin de juste ou d’ injuste cause pour parler.
La juste cause Crois-tu vraiment que je n’ ai pas été utile? Rappelle-toi cependant, certains soirs, quand une fleur ne s’ ouvrait pas comme tu voulais et que tu avalais ton vin de travers, que serais-tu devenu sans moi? ... On ne peux pas se passer d’ un autre.

Paolino J’ ai toujours vécu seul, sans parler à personne et je n’ ai rien voulu entendre. J’ ai vécu une longue vie. Pourtant, je ne connais que des ombres, des ombres floues incertaines et effacées.
J’ erre dans les rues au milieu d’ une foule sans visage qui me pousse, me tire et m’ entraîne, et je ne me heurte qu’ à des ombres qui glissent sur moi. Je ne m’ aperçois même pas de leur contact. Les autres sont pour moi comme un grand vague peuplé d’ ombres. Moi, je suis une pierre du chemin, une pierre sur laquelle, un instant, on peut s’ asseoir, se reposer et repartir sans un regard en arrière, indifférent.

La juste cause Mais ta vieille, elle, tu la vois bien, quand tu rentres à la maison le soir. Ce n’ est pas une ombre il me semble!

Paolino Oh! oui je la vois. Elle crie, elle s’ agite, elle enrage contre tout et contre tous, et même contre moi. Mais je ne réponds pas...
Bientôt, nous nous mettons à boire. Elle maudit ce monde qui pense et qui parle faux, moi, je demeure silencieux et résigné. Et puis, comme des bienheureux, nous nous endormons, la tête sur la table, épaule contre épaule. Parfois, elle essaie de me prendre la main; alors à cet instant précis, je sens qu’ à son tour elle se dissoud comme une ombre, et je redeviens une pierre.

La juste cause Mais un jour, elle t’ a bien donné naissance!

Paolino Pourquoi parler de cela, .... elle m’ a toujours dit de m’ avoir eu de quelqu‘ un qu’ elle a oublié, qu’ elle n’ a même pas connu. J’ ai la convinction d’ être né sans avoir été conçu.

La juste cause Que de paroles n’ avons-nous pas échangées, Paolino, au long de ces interminables soirs. Au crépuscule, quand le jour s’ enfuyait de la serre et que tu buvais tranquillement, je m’ approchais de toi pour te conduire vers la nuit qui t’ enveloppait lentement de son manteau. Alors les fleurs se confondaient à l’ obscurité, et toi, tu parlais, tu parlais, comme maintenant.
Tu sais, au plus profond de nous-mêmes, il existe toujours une juste cause, une juste cause à qui confier ses peines, une juste cause qui peut tout entendre. La vérité, c’ est que je t’ ai caché ce monde que tu refusais de voir.

Paolino Si je l’ ai refusé, c’ est que je l’ ai trop connu. A présent, il ne m’ intéresse plus, voilà tout ...
(Paolino arrose les fleurs et boit)
Ecoute, un jour, j’ ai rencontré une femme, c’ est la seule que j’ aie connu, crois-le bien.
J’ étais soldat, ensuite, on m’ a réformé pour alcoolisme. Avant de retourner chez moi, j’ ai voulu aller lui dire au revoir. Remarque bien qu’ une femme, au juste, je ne savais pas à quoi ça ressemblait. D’ ailleurs, l’ ai-je jamais su? Ce n’ était pas une de ces filles qui se font payer, çà je te l’ assure. C’ était une travailleuse, elle était ouvrière quelque part par là. Eh bien! sais-tu ce qui s’ est passé? Elle m’ a à peine reconnu, ou peut-être elle a seulement fait semblant.
Et puis d’ un ton indifférent, elle m’ a lancé: ‘Ah! c’ est toi!’, comme si elle s’ était adressée à n’ importe qui, à son chat, à une bête en somme.
Alors à cet instant même, et pour la prèmiere fois, je m’ aperçus que ces mots venaient de très loin, d’ une infinie distance, peut-être d’ un autre monde, d’ un être qui aurait appartenu à un autre monde ... et moi, je me trouvais dans celui-ci, dans ce monde-ci, et je tentais de lui sourire parce qu’ il me fallait partir ...
Et ses paroles revenaient sans cesse à mes oreilles ‘Ah, c’ est toi, c’ est toi’ comme une tris-te et lamentable rengaine. Et alors, le chat, je le vis; il était là et vint se frotter à moi. Même qu’ il se mit à ronronner comme s’ il m’ avait pris pour sa maîtresse...
Et puis, il la vit, et elle s’ aperçut enfin de ma présence. Alors, elle se mit à parler, à parler, mais pour moi, elle avait cesser d’ exister.
J’étais devenu le chat lui même et je la voyais bizarement à travers ses yeux. Son visage - car probablement les chats voient différemment de nous - son visage pâlissait, devenait comme une brume et s’ éloignait, s’ éloignait de moi tandis qu’ elle parlait, parlait, parlait et parlait encore.
Mais que peut donc entendre un chat? A mes oreilles de chat ne parvenaient que de sons informes. J’ entendais seulement le ton de la voix, j’ en discernais le haut et le bas, mais le sens des mots m’ échappait.
Alors je m’ enfuis et le chat me suivit dans ma fuite. J’ avais l’ étrange sensation d’ être, moi, la chatte et que le chat, le mâle me talonnait et bizarement je le comprenais.
Je comprenais ses gestes, et il me disait, il me criait des choses que je pouvais comprendre, je t’ assure.
Et puis nous nous sommes perdus. Mais à l’ angle de la rue tout une bande de chats accourut vers moi et je me joignis à eux avec une sorte d’ allegresse. Puis, eux aussi se perdirent dans l’ obscurité et je me retrouvais tout seul.
(Paolino, alternativement, arrose la fleur et boit)

La juste cause Paolino tu dois être à bout de fatigue et même un peu mélancolique.

Paolino Mélancolique! t’ est-tu jamais demandé ce qu’ est vraiment la mélancolie?

La juste cause Non, mais je sais que la mélancolie est lourde, qu’ elle t’ enforce dans la solitude, dans la résignation, dans la misanthropie.

Paolino Tais-toi, tu n’ as pas compris. La mélancolie est pour moi davantage qu’ une disposition de l’ âme. Elle est une façon d’ appréhender la réalité, de considérer les choses sous un certain angle.
Quand je remonte du village tôt, le matin, ici dans cette serre où je travaille, souvent le soleil se lève derrière moi, au dessus des montagnes.
Alors j’ enfonce mon béret sur les yeux pour qu’ il me cache le visage, et il ne m’ arrive jamais de me dire: regarde comme c’ est beau, quelle splendeur ce soleil qui éclate! Et ses rayons resplendissent toujours plus intensément jusqu’ à devenir insupportables. Un beau jour qui commence est un gage d’ espoir pour ceux qui croient à l’ espérance. Pas pour moi, pas pour moi. Moi, je suis forcé de la subir cette maudite lumière qui stupidement aveugle ma route de ses feux. Pas après pas, je fixe plus obstinément le sol, la terre, je ne me retourne jamais. C’ est cela je crois ma mélancolie.
Et le soir quand je rentre à la maison, un peu ivre, mon village est là tapi dans la vallée, les lumières des maisons déjà brillent aux fenêtres, elles rendent la nuit opalescente. Je ressens alors une horrible morsure. C’ est comme une tenaille inexorable qui m’ étreint le coeur, et serre, serre de plus en plus fort au fur et à mésure que je me rapproche du but. Je voudrais alors que la route s’ enfonce dans une nuit toujours obscure et n’ atteindre jamais les maisons.
Cela, c’ est encore ma mélancolie.
Ma mélancolie, c’ est aussi la pluie et la neige, les courtes journées d’ hiver, les montagnes qui se noient dans l’ infini, le village drapé dans son manteau de brume, mes pas qui au long du chemin se confondent au marécage de la nuit, mon visage lacéré par les griffes du froid, et au bout de tout cela, la chaleur de la serre, et mes fleurs, mes fleurs qui m’ accueillent de leurs reflets opaques dans la pénombre, et le vin pour finir qui vient réchauffer ma solitude, et le désir, brûlant, de rester seul, seul, toujours.
Cela, je le crois encore, c’ est ma mélancolie.
Elle est toute puissante, à chaque instant de ma vie, elle envahit tout mon être. Implacablement elle me broie le coeur et l’ âme, la douleur est sans répit: (se tournant vers
la juste cause) Oui tu as raison, la mélancolie naît de la solitude et de la résignation. Alors elle peut aller jusqu’ à tuer.

La juste cause Tu veux dire que ta mélancolie est devenue si lourde, qu’ elle s’ est glissée si intimement en toi, qu’ elle s’ est emmélée si étroitement à chacune de tes fibres, qu’ elle peut soudain de son couteau triste couper tous les liens qui te rattachent à la vie?

Paolino Oh! je n’ attends plus rien de cette vie, mais le couteau dont tu parles n’ est pas triste puisqu’ il permet d’ atteindre le but.
Cette nuit, cette nuit, je crois.

La juste cause Que va-t’ il se passer cette nuit? Et quand cela serait, n’ as tu jamais pensé que même pour toi, un Dieu peut exister?

(Paolino se lève lentement de table: d’ abord il arrose la fleur puis boit. Ensuite il se tourne gravement vers la juste cause)

Paolino Je t’ ai toujours dit mon impression d’ être né sans avoir été conçu. Cela, même ma mère, la pauvre vieille, me le disait dans son ignorance. Et cela pourrait t’ expliquer beaucoup de moi-même.
J’ ignore de quel ailleurs je suis venu jusqu’ à ce monde. Un jour, je suis arrivé, c’ est tout, un autre je m’ en vais, comme quelqu’ un d’ autre si tu veux.
Sans que personne s’ en aperçoive ... car je ne suis pas comme eux, comme tous les autres. J’ ai simplement cultivé des fleurs et j’ ai bu. Qui s’ est jamais préoccupé de moi? Qui a jamais eu besoin de moi? Qui m’ a donné quelque chose?

La juste cause Mais toi, aux autres, tu leur as donné?

Paolino Non, parce que pour eux, je n’ existe pas. Pas même pour Dieu. Il ne s’ est jamais aperçu de ma présence. Je serais passé sur cette terre en silence, dans un silence terrible et glacé qui m’ a effacé, nié, en tant qu’ homme. Je te le répète, en tant qu’ homme, je ne suis jamais né. Et maintenant cependant, mon heure est venue, mais la mort ne me tente pas davantage. Ce sera le même silence dans lequel je m’ enliserai définitivement.
Dieu, ce sont mes fleurs avec leur fugitive existence terrestre et leur mort. Dieu, c’ est mon vin qui a réconforté mes jours passés.
Ils m’ ont permis de vivre. Ils me tueront. Peut-être même que Dieu, c’ est moi, moi qui ai décidé, ce soir, d’ aller rejoindre le grand noir de mes songes. Je suis seul à décider, entre mes fleurs et mon vin, et cet acte est un acte divin.

La juste cause Mais pourtant, ce n’ est pas toujours toi qui décide, souvent, les autres l’ ont fait à ta place. Et puis, il y a la maladie, les accidents, que sais-je?

Paolino Dans ce cas je mourrai comme une bête, comme n’ importe quelle pauvre bête, comme une plante, comme une de mes fleurs.

La juste cause Et donc pas comme un homme!

Paolino Je te l’ ai dit cent fois: je ne suis peut-être pas un homme.
J’aurais voulu être né il ya des millions d’ années, avoir un grand troupeau de brebis et être seul au monde. J’ aurais alors vécu leur vie, avec elles, je me serais réjoui de leur naissance, j’ aurais pleuré leur mort, je me serais nourri de leur lait, et la nuit je me serais réchauffé de leur laine.
J’ aurais été l’ un d’ entre elles en somme, et les autres hommes n’ auraient jamais existé.
J ’aurais parlé le langage de mes brebis en toute félicité, et un jour, tout à la fin, je serais mort.
Ce sont des rêves, bien sûr, mais vois-tu, parfois, à la tombée du jour, je fixe longuement les montagnes, elles s’ enfoncent dans l’ obscurité et disparaissent dans un immense et mystérieux silence. J’ aime alors m’ imaginer là-bas, au milieu des grands prés, parmi mes brebis, accueillant la grande nuit taciturne. Je me serais enroulé dans une vaste fourrure blanche et me serais endormi dans la chaleur de mes bêtes. Voilà pourquoi ce soir je ressens la brûlante sensation d’être le Dieu de moi-même, et pourquoi, sereinement, j’ ai pris ma décision.

La juste cause Alors c’ est vrai, tu n’ as plus besoin de moi.

Paolino Je n’ ai plus besoin de personne à présent.
Regarde cette fleur: voilà huit jours que je l’ arrose et elle vient d’ éclore. Cette fleur sera la dernière et moi je vais mourir.

La juste cause Mais pourquoi avant de mourir as-tu voulu que naisse cette fleur?
Paolino Oh! pas celle-ci spécialement. Vois-tu, j’ ai vécu toute ma vie et depuis ma petite enfance dans cette serre. J’ y ai vu éclore et mourir d’ innombrables fleurs. Les fleurs se fanent un jour puis elles sèchent, voilà leur mort.
Quand elles étaient belles, je les vendais, j’ achetais du vin et je buvais. Que j’ ai pu boire!
J’ ai dû boire autant de vin que j’ aie donné d’ eau à mes fleurs.
Je restais là les jours d’ hiver, au chaud, la neige tombait déhors, j’ étais toujours seul. Mes fleurs me semblaient plus belles, plus grandes; leurs couleurs plus vives dans la fluorescence des flocons drus et cristallins.

La juste cause Tu as toujours vécu ainsi, rien pour toi n’ a jamais changé, pourquoi aujourd’ hui rompre le fil?

Paolino Toutes ces fleurs soudain me sont hostiles. Elles m’ étouffent, m’ écrasent, je suffoque. Elles basculent dans leur petite mort dérisoire, mais ensemble, toutes ensembles elles pèsent d’ un poids énorme. Elles tentent d’ aspirer tout ce qui reste d’ air pour ne pas mourir, et moi à bout de souffle, je n’ ai que la ressource de boire pour essayer à mon tour de survivre un moment, un moment de plus.

(Paolino boit, fatigué, et arrose la fleur. Entre ‘une bonne raison’; silencieusement comme est entrée la juste cause. Elle est vêtue de la même façon, de gris et a la même douceur. Elle s’ approche lentement de Paolino, s’ assied près de lui, de l’ autre côté de la table et lui caresse longuement la tête, comme l’ a fait, en entrant, la juste cause)

Une bonne raison Calme toi! me voici Paolino pour t’ accompagner sur le dernier chemin. Nous sommes toutes deux tes soeurs...
La juste cause a filé la quenouille de ta vie terrestre, et tu ne t’ en es pas aperçu. Maintenant, elle arrive au bout bu fil, et j’ arrive aussi , moi, la bonne raison, pour le couper ce fil, si tu le veux.

(pendant qu’’ une bonne raison parle, la juste cause s’ est levée et s’ est éloignée de la table, vers la gauche, proche de la cloison à laquelle elle s’ est confondue. Elle est devenue invisible pour le spectateur, seule une lumière illumine son visage de mort)

Paolino Oui, je le veux, mais avant cela, je désire que meure ma dernière fleur ...

(il déplace très lentement, presque avec amour, le vase vers le bord de la table, jusqu’ à ce qu’ il tombe dans un bruit sourd, se brisant, et la fleur dans la chutte se casse. Mais elle est très belle maintenant, encore plus belle sans le contact avec la terre du vase qui l’ a faite vivre. Une grande lumière l’ éclaire)

Paolino ( à une bonne raison, indiquant la fleur par terre)
Regarde, une partie de moi-même vient de disparaître.

Une bonne raison et laquelle te reste?

Paolino Mon vin, mais maintenant que mes fleurs sont mortes, je n’ ai plus besoin de lui non plus.

(du même geste lent, presque sacré, il déplace la bouteille vers l’ autre bord de la table, jusqu’ à ce qu’ elle aussi tombe en débris, et le vin se répand sur le sol: et la grande tache rouge sang est aussi éclairée d’ une lumière violente)

Paolino Maintenant qu’ ils n’ existent plus, je veux me confondre en eux. ( à la juste cause) Te souviens-tu? Je n’ ai pas été conçu et je meurs, comme Lui ...
On L’ appelait Jesus, n’ est-ce pas?...
A present, cessez de parler, laissez-moi m’ approcher d’ eux, de cette fleur qui exhale son dernier parfum, de ce vin que le sol achève de boire.
Il faut que je me prépare à mourir avec eux.

Une bonne raison Ceci n’ est pas encore tout à fait la mort.

Paolino Ne dites plus rien; je ne veux entendre que le silence. Maintenant que mes fleurs et mon vin ne sont plus, qu’ un grand calme se fasse sur la terre ...

(une bonne raison aussi maintenant s’ est levée de table, et s’ est éloignée vers la cloison opposée à celle où est immobile la juste cause et seul son visage reste éclairé, comme mort.
Paolino se lève lentemant de la chaise et se penche sur la fleur coupée: il détache avec délicatesse un pétale, se déplace de l’ autre côté de la table avec la même lenteur, comme pour un rite, et ramasse avec le pétale quelques gouttes du vin répandu à terre. Il est à genoux: boit le vin du pétale, puis mange celui-ci, rêveur et très triste.
Les deux femmes s’ approchent lentement de lui, et l’ aident à se relever, chose qu’il fait en se rasseyant à la table, sombre et taciturne)
La juste cause Voici, Paolino, que tu as mangé ta dernière fleur, que tu as bu l’ ultime goutte de ton vin. Tu peux t’ endormir en paix. Tu as accompli tes derniers actes dans la pureté ... La mortelle solitude a desséré son étreinte, la mélancolie en silence s’ est noyée dans l’ air du soir. Ta vieille pour boire t’ attendra en vain tout à l’ heure. Tes souvenirs se sont évanouis et le Dieu que tu portais en toi retourne à son mûtisme.
Toutes les ombres que tu croisais le matin en montant du village et le soir quand tu redes-cendais, toutes ces ombres ont rejoint définitivement leurs obscures demeures. Jamais plus elles ne reviendront sur ta route.
Tu est maintenant le seul homme sur la terre, Paolino...

Une bonne raison Tu pourras conduire tes brebis au paturage, un grand troupeau de brebis blanches sur les plus hauts plateaux des montagnes ...

La juste cause Et à la fin, une douce paix se répandra sur toi.

Une bonne raison ..et tu seras calme et serain car tu es ... le seul homme qui reste sur cette pauvre terre.

La juste cause Enfin tu seras un animal parmi les animaux, un chat parmi les chats, comme ce jour où tu rencontras la première femme.

Une bonne raison ... et brebis aussi parmi les brebis comme tu le révais les longues nuits d’ hiver.

La juste cause Le fil de ta vie arrive à son terme, et bientôt il sera coupé, mais avant de
t’ endormir du dernier sommeil, retrouve tes yeux d’ enfant, regarde de tes grands yeux immaculés, regarde cette nature déserte et vide de toutes passions. Regarde les étoiles et la grande lune blanche qui descend.

(Les deux femmes vont silencieusement vers la grande fenêtre centrale et lentement l’ ouvrent en grand sur le ciel pur et étoilé.Paolino se retourne et court vers la fenêtre: le grand spectacle de la nuit finalement et pleinement jouit rempli Paolino de stupeur et de joie. Il court vers la table, prend sa chaise, la porte devant la fenêtre et, tournant le dos au public, s’ asseoit à califourchon, les coudes sur le dossier: il restera dans cette position jusqu’ au baisser du rideau).

Une bonne raison La lune descend et quand elle aura disparu, tu entendras le triste miaulement des chats nocturnes, leur cris, leurs longues plaintes. Les voici qui t’ appellent, Paolino.

La juste cause Et quand les étoiles se seront éteintes et que le ciel deviendra clair, une grande lumière montera de l’ horizon: les premières brebis lanceront leurs bêlements, leurs bêlements monotones et las et tu te joindras à elles... Alors seulement tu auras trouvé ta vraie juste cause et tu parviendras au bout de ton fil de vie.

Une bonne raison Et la bonne raison viendra pour le trancher.

Paolino Laissez-moi regarder, c’ est mon premier regard. Pour la première fois tout me semble extaordinaire. Laissez-moi écouter ces voix, entendre ces cris. Ils sont loins encore au fond de la nuit. Laissez-moi attendre qu’ ils viennent jusqu’ à moi. Laissez-moi à ce grand bruit lointain qui s’ approche. Taisez-vous, laissez-moi les attendre, en paix.

La juste cause Tout est en règle.

Une bonne raison Tout est parfaitement en règle.

Paolino Laissez-moi m’ endormir dans un sommeil sans rêve. Oui! Maintenant, j’ entends, je les entends. Je suis tranquille ... tranquille ... définitivement tranquille.

(Lentement le rideau se baisse sur Paolino endormi)